Dans l’Expulsion de la bête triomphante et dans la Cabale du cheval pégaséen, Giordano Bruno dessine les contours d’une réforme philosophique et morale de grande envergure, permettant à l’humanité de s’émanciper de la religion chrétienne, et notamment de la religion chrétienne dans sa forme extrême : le protestantisme de Calvin et de Luther. Bruno fait état d’une crise profonde que traverse l’Europe de la fin du XVIe siècle : une crise religieuse, philosophique, politique, économique et sociale (c’est l’époque des guerres de religions). Comme Bruno l’explique dans l’Expulsion, la cause principale de cette crise réside dans la dissociation, opérée par le Christianisme, entre la nature et la divinité. Cette séparation est accentuée par les protestants, notamment avec la théorie luthérienne de la grâce. Aux yeux de Bruno cette conception favorise l’inactivité, conduit à un désengagement radical dans la connaissance naturelle et dans la pratique éthico-politique. Pour surmonter la crise et pour expulser la « bête triomphante » de la culture européenne, il s’agit d’instituer une nouvelle religion naturelle, calquée sur le modèle de la religion naturelle des égyptiens. Car la vraie religion est la religion naturelle, la religion philosophique qui permet de créer, à partir du lien originaire entre Dieu et la nature, de nouveaux liens de civilisation et de progrès entre les hommes. Il s’agit là de thèmes cruciaux et d’un grand défi adressé à la philosophie et à la théologie. L’enjeu c’est la possibilité de mobiliser la philosophie pour surmonter la crise de son temps : une philosophie nouvelle qui vise à revivifier des traces occultées dans les modèles dominants de la tradition philosophique, c’est-à-dire les courants matérialistes, restés plutôt marginaux (ainsi, l’hétérodoxie de la pensée de Bruno « n’est pas d’abord cryptée, ou secrètement insinuée, mais bien plutôt éclatante, tout en restant prise dans des dispositifs de protection, sans lesquels il leur aurait été impossible de publier leur pensée » ). Dans cette optique, Bruno utilise aussi le mode d’écriture satirique ; il n’hésite pas à se servir du burlesque, du comique, de l’ironie (avec des figures d’amplification, des antiphrases, etc.), d’allusions tacites, citations inavouées et détournées, parodie, équivocité, de la fable, de l’allégorie, de la métaphore, du jeu dialogique, pour tourner en ridicule et critiquer la religion chrétienne. Mais ces dispositifs d’écriture, ces stratégies rhétoriques et la typologie même des textes (comédies, dialogues) des années 80 (du XVIe siècle), que l’on retrouve d’ailleurs largement dans l’ensemble de littérature hétérodoxe de l’époque, contribuent à décoder la spécificité et l’étrangeté de son projet philosophique par rapport aux postures épistémologiques et aux paradigmes culturels dominants (plutôt conservateurs) à son époque – le caractère de ce projet et l’effort que Bruno fait pour l’accomplir sont bien exprimés dans l’image du nageur qui lutte contre le courant impétueux d’un fleuve dans l’Épître explicatoire de l’Expulsion . Ainsi, au sein de ce travail tout à la fois « occulte » et « ouvert », comme Bruno lui-même l’affirme dans un passage fondamental du deuxième dialogue de l’Expulsion , le mode d’écriture satirique possède un lien intime avec les choix théoriques et le projet du Nolain, qui consiste à redécouvrir les pensées hétérodoxes par-delà les commentaires autorisés pour élaborer une critique de la civilisation européenne, car ce sont ces traditions (les matérialistes antiques, David de Dinant, Avicebron) qui permettent de repenser le rapport entre la divinité et la nature dans une optique anti-chrétienne.

Critique, moquerie et ignorance chez Giordano Bruno / Carbone, Raffaele. - (2023). (Intervento presentato al convegno Satire et Philosophie 2 tenutosi a Nantes Université/MSH Ange Guépin nel 25-27 janvier 2023).

Critique, moquerie et ignorance chez Giordano Bruno

Raffaele Carbone
2023

Abstract

Dans l’Expulsion de la bête triomphante et dans la Cabale du cheval pégaséen, Giordano Bruno dessine les contours d’une réforme philosophique et morale de grande envergure, permettant à l’humanité de s’émanciper de la religion chrétienne, et notamment de la religion chrétienne dans sa forme extrême : le protestantisme de Calvin et de Luther. Bruno fait état d’une crise profonde que traverse l’Europe de la fin du XVIe siècle : une crise religieuse, philosophique, politique, économique et sociale (c’est l’époque des guerres de religions). Comme Bruno l’explique dans l’Expulsion, la cause principale de cette crise réside dans la dissociation, opérée par le Christianisme, entre la nature et la divinité. Cette séparation est accentuée par les protestants, notamment avec la théorie luthérienne de la grâce. Aux yeux de Bruno cette conception favorise l’inactivité, conduit à un désengagement radical dans la connaissance naturelle et dans la pratique éthico-politique. Pour surmonter la crise et pour expulser la « bête triomphante » de la culture européenne, il s’agit d’instituer une nouvelle religion naturelle, calquée sur le modèle de la religion naturelle des égyptiens. Car la vraie religion est la religion naturelle, la religion philosophique qui permet de créer, à partir du lien originaire entre Dieu et la nature, de nouveaux liens de civilisation et de progrès entre les hommes. Il s’agit là de thèmes cruciaux et d’un grand défi adressé à la philosophie et à la théologie. L’enjeu c’est la possibilité de mobiliser la philosophie pour surmonter la crise de son temps : une philosophie nouvelle qui vise à revivifier des traces occultées dans les modèles dominants de la tradition philosophique, c’est-à-dire les courants matérialistes, restés plutôt marginaux (ainsi, l’hétérodoxie de la pensée de Bruno « n’est pas d’abord cryptée, ou secrètement insinuée, mais bien plutôt éclatante, tout en restant prise dans des dispositifs de protection, sans lesquels il leur aurait été impossible de publier leur pensée » ). Dans cette optique, Bruno utilise aussi le mode d’écriture satirique ; il n’hésite pas à se servir du burlesque, du comique, de l’ironie (avec des figures d’amplification, des antiphrases, etc.), d’allusions tacites, citations inavouées et détournées, parodie, équivocité, de la fable, de l’allégorie, de la métaphore, du jeu dialogique, pour tourner en ridicule et critiquer la religion chrétienne. Mais ces dispositifs d’écriture, ces stratégies rhétoriques et la typologie même des textes (comédies, dialogues) des années 80 (du XVIe siècle), que l’on retrouve d’ailleurs largement dans l’ensemble de littérature hétérodoxe de l’époque, contribuent à décoder la spécificité et l’étrangeté de son projet philosophique par rapport aux postures épistémologiques et aux paradigmes culturels dominants (plutôt conservateurs) à son époque – le caractère de ce projet et l’effort que Bruno fait pour l’accomplir sont bien exprimés dans l’image du nageur qui lutte contre le courant impétueux d’un fleuve dans l’Épître explicatoire de l’Expulsion . Ainsi, au sein de ce travail tout à la fois « occulte » et « ouvert », comme Bruno lui-même l’affirme dans un passage fondamental du deuxième dialogue de l’Expulsion , le mode d’écriture satirique possède un lien intime avec les choix théoriques et le projet du Nolain, qui consiste à redécouvrir les pensées hétérodoxes par-delà les commentaires autorisés pour élaborer une critique de la civilisation européenne, car ce sont ces traditions (les matérialistes antiques, David de Dinant, Avicebron) qui permettent de repenser le rapport entre la divinité et la nature dans une optique anti-chrétienne.
2023
Critique, moquerie et ignorance chez Giordano Bruno / Carbone, Raffaele. - (2023). (Intervento presentato al convegno Satire et Philosophie 2 tenutosi a Nantes Université/MSH Ange Guépin nel 25-27 janvier 2023).
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