L’idée de la modernité a fait l’objet de réflexions approfondies et de nombreuses discussions. Au cours du XXe siècle bien des penseurs (de Heidegger à Blumenberg, de Sartre à Foucault) ont cherché à définir la modernité et en ressaisir l’esprit. Certains auteurs – notamment Weber – ont essayé de repenser la narration conventionnelle de la modernité occidentale en insistant sur le « désenchantement » du monde : dans cette perspective, l’avènement de la modernité se caractérise surtout par le développement d’une rationalisation progressive de toutes les sphères de la vie. D’autres ont prétendu identifier la marque déterminante de la modernité capable d’expliquer à elle seule les phénomènes essentiels des Temps Modernes (pour Heidegger, par exemple, la représentation est la détermination de l’époque moderne). D’autres encore ont questionné, dans le sillage de Marx, les enjeux de la philosophie moderne dans son rapport aux transformations économiques, politiques et sociales de la modernité (c’est le cas par exemple de Lukács, Horkheimer, Adorno). Toutefois, à l’époque actuelle la question de la modernité – sa/es généalogie/s, sa présumé essence – ne peut être thématisée sans se confronter au paradigme décolonial. Les auteurs qui se réclament de ce paradigme ont entrepris un travail de véritable remise en question du concept et de la narrative européenne de « modernité » en mettant au jour sa face caché. Or, selon les penseurs décoloniaux (Dussel, Quijano, Mignolo, etc.), les auteurs qui élaborent une critique de la modernité occidentale n’ont pas vraiment remis en question l’horizon colonial où se constituent les subjectivités modernes. À cet égard, force est de s’interroger sur les dynamiques de pouvoir et sur les dispositifs culturels qui ont contribué à la naissance de la catégorie de modernité et des concepts qui lui sont associés (rationalité, rationalisation, marché, etc.) en s’appropriant non seulement les clefs d’analyse et les outils intellectuels de la Théorie critique mais aussi ceux de la pensée décoloniale. Selon Dussel, la modernité est un phénomène européen, mais elle est ancrée dans une relation dialectique avec une altérité non-européenne qui en est la matière ultime. En effet, la « modernité » en tant que nouveau modèle de la vie quotidienne et de la connaissance émerge, à la fin du XVe siècle, en relation avec le contrôle de l’Atlantique : l’ego cogito moderne et cartésien dont Horkheimer montre les liens avec la constitution de la mentalité bourgeoise (« Théorie traditionnelle et théorie critiqué », 1937) a été devancé par l’ego conquiro hispano-portugais. La modernité est donc, selon Dussel, cet événement paradoxal dans lequel se mêlent émancipation et colonisation – cette dernière constituant le côté obscur (et caché) de la modernité. À partir de cet horizon théorique et des enjeux politiques et culturels qu’il englobe, on se propose de faire le point sur certains questions urgentes débattues dans le cadre de la pensée décoloniale, de thématiser à nouveaux frais les rapports entre l’approche décoloniale et la théorie critique de la tradition européenne, de repenser certaines reconstructions postérieures qui ont engendré le « mythe de la modernité » (Dussel).

L’approche décoloniale comme clé de compréhension de la modernité / Carbone, Raffaele. - (2024). (Intervento presentato al convegno Généalogie(s) et déconstruction(s) de la modernité : regards croisés tenutosi a Institut d'Etudes Avancées de Nantes nel 19-20 marzo 2024).

L’approche décoloniale comme clé de compréhension de la modernité

Raffaele Carbone
2024

Abstract

L’idée de la modernité a fait l’objet de réflexions approfondies et de nombreuses discussions. Au cours du XXe siècle bien des penseurs (de Heidegger à Blumenberg, de Sartre à Foucault) ont cherché à définir la modernité et en ressaisir l’esprit. Certains auteurs – notamment Weber – ont essayé de repenser la narration conventionnelle de la modernité occidentale en insistant sur le « désenchantement » du monde : dans cette perspective, l’avènement de la modernité se caractérise surtout par le développement d’une rationalisation progressive de toutes les sphères de la vie. D’autres ont prétendu identifier la marque déterminante de la modernité capable d’expliquer à elle seule les phénomènes essentiels des Temps Modernes (pour Heidegger, par exemple, la représentation est la détermination de l’époque moderne). D’autres encore ont questionné, dans le sillage de Marx, les enjeux de la philosophie moderne dans son rapport aux transformations économiques, politiques et sociales de la modernité (c’est le cas par exemple de Lukács, Horkheimer, Adorno). Toutefois, à l’époque actuelle la question de la modernité – sa/es généalogie/s, sa présumé essence – ne peut être thématisée sans se confronter au paradigme décolonial. Les auteurs qui se réclament de ce paradigme ont entrepris un travail de véritable remise en question du concept et de la narrative européenne de « modernité » en mettant au jour sa face caché. Or, selon les penseurs décoloniaux (Dussel, Quijano, Mignolo, etc.), les auteurs qui élaborent une critique de la modernité occidentale n’ont pas vraiment remis en question l’horizon colonial où se constituent les subjectivités modernes. À cet égard, force est de s’interroger sur les dynamiques de pouvoir et sur les dispositifs culturels qui ont contribué à la naissance de la catégorie de modernité et des concepts qui lui sont associés (rationalité, rationalisation, marché, etc.) en s’appropriant non seulement les clefs d’analyse et les outils intellectuels de la Théorie critique mais aussi ceux de la pensée décoloniale. Selon Dussel, la modernité est un phénomène européen, mais elle est ancrée dans une relation dialectique avec une altérité non-européenne qui en est la matière ultime. En effet, la « modernité » en tant que nouveau modèle de la vie quotidienne et de la connaissance émerge, à la fin du XVe siècle, en relation avec le contrôle de l’Atlantique : l’ego cogito moderne et cartésien dont Horkheimer montre les liens avec la constitution de la mentalité bourgeoise (« Théorie traditionnelle et théorie critiqué », 1937) a été devancé par l’ego conquiro hispano-portugais. La modernité est donc, selon Dussel, cet événement paradoxal dans lequel se mêlent émancipation et colonisation – cette dernière constituant le côté obscur (et caché) de la modernité. À partir de cet horizon théorique et des enjeux politiques et culturels qu’il englobe, on se propose de faire le point sur certains questions urgentes débattues dans le cadre de la pensée décoloniale, de thématiser à nouveaux frais les rapports entre l’approche décoloniale et la théorie critique de la tradition européenne, de repenser certaines reconstructions postérieures qui ont engendré le « mythe de la modernité » (Dussel).
2024
L’approche décoloniale comme clé de compréhension de la modernité / Carbone, Raffaele. - (2024). (Intervento presentato al convegno Généalogie(s) et déconstruction(s) de la modernité : regards croisés tenutosi a Institut d'Etudes Avancées de Nantes nel 19-20 marzo 2024).
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