La condition humaine de la raison dans la philosophie sans absolu de Pierre Thévenaz

Le philosophe suisse Pierre Thévenaz (1913-1955), à cause de sa mort prématurée, n'a laissé de sa recherche géniale que le témoignage de quelques fragments superbes mais presque inconnus du grand public. La «philosophie sans absolu», qu'il propose, est, à son avis, le fruit de la rencontre entre la raison philosophique et l'expérience-choc de l'annonce chrétienne. Celle-ci dédivinise le cosmos sacral de la philosophie païenne, en restituant à l'humain sa dimension uniquement et radicalement humaine. Cette conséquence néanmoins a demandé des siècles de réflexion pour être comprise et acceptée. Une « philosophie sans absolu » n'entraîne pas seulement un visage négatif, c'est-à-dire la maxime de pas mêler philosophie et théologie, mais elle a aussi, et surtout, une visée positive : la conversion à l'en deçà. La méthode de cette conversion est donnée par une radicalisation de la philosophie réflexive.Thévenaz amorce une révision originelle de l'héritage de la philosophie réflexive, en visant à la conquête d'une «conscience de soi non dédoublée» qui coïncide finalement avec une « conscience de condition ». Si pour la tradition classique la raison était «innée à elle-même», selon l'expression de Maine de Biran, grâce à la «réduction de la raison par elle-même», face à l'expérience-choc de l'annonce chrétienne, qui donne lieu à une sorte de nouvelle épochè, la raison se découvre comme rapport à soi. «Une raison “réduite” est une raison qui fait l'expérience de son opacité. Il n'y a pas de transparence intime absolue. [...] Il n'y a pas de soi autarcique ni comme objet ni comme sujet : il n'y a qu'un soi découvert, donc ouvert ; il n'y a qu'un rapport à soi, c'est-à-dire conscience de condition» (La condition, p. 108-109). Cette exégèse de la raison ouvre la voie à une herméneutique de la condition humaine.